Introduction
« Le joujou du pauvre » est un poème en prose tiré du recueil Le Spleen de Paris (ou Petits poèmes en prose), publié posthument en 1869. Ce texte, à l’image de l’ensemble du recueil, explore les facettes de la modernité parisienne et les paradoxes de l’âme humaine. Baudelaire y développe une esthétique nouvelle, libérée des contraintes de la versification, pour mieux saisir l’instantanéité et la complexité de la vie urbaine. Dans « Le joujou du pauvre », le poète met en scène une rencontre inattendue entre deux mondes, celui de la richesse et celui de la pauvreté, à travers le regard de deux enfants. Au-delà de la simple observation des inégalités sociales, le texte interroge la nature de l’innocence, de la cruauté, et la capacité de l’imagination à transcender la réalité.
Nous nous demanderons en quoi ce poème en prose, à travers la confrontation de deux mondes et l’étonnante convergence des regards enfantins, propose une réflexion ambiguë sur l’innocence et la nature humaine. Pour ce faire, nous étudierons dans un premier temps la mise en scène des contrastes sociaux, puis nous analyserons la singularité du « joujou du pauvre » et enfin, nous verrons comment le poème révèle une fraternité inattendue, empreinte d’une certaine cruauté.
I. La mise en scène des contrastes sociaux
Le poème s’ouvre sur une adresse au lecteur qui établit d’emblée une atmosphère d’observation et de conseil, avant de plonger dans une scène qui illustre les profondes inégalités de la société du XIXe siècle.
- 1. Une opposition spatiale et sociale marquée :
- Le poète-narrateur se positionne en observateur (« Je veux donner l’idée d’un divertissement innocent ») et invite le lecteur à l’imiter (« remplissez vos poches… et faites-en hommage »). Cette posture didactique masque en réalité une intention plus complexe.
- L’opposition est d’abord spatiale : le « vaste jardin » d’un « joli château » s’oppose à la « grande route » pleine de « chardons et d’orties ». Cette topographie symbolise la fracture entre deux univers, l’un clos et protégé, l’autre ouvert et hostile.
- Cette opposition est renforcée par la description des enfants : l’« enfant riche », identifiable à son « beau costume » et son aspect « frais et mignon », contraste avec le « marmot-paria », désignation dévalorisante qui souligne son exclusion et sa misère (« la beauté même qui brillait sous le vernis de carrossier »).
- Le « joujou du riche », « si plein de coquetterie », avec ses « grelots, [ses] dorures, [ses] verroteries et [ses] plumets », symbolise l’opulence matérielle. Cependant, ce joujou luxueux est caractérisé par le verbe « gisait », connotant l’immobilité, l’ennui, voire une forme de mort symbolique.
- 2. Le regard du poète : entre observation et ironie :
- Baudelaire ne se contente pas de dénoncer frontalement les inégalités. Son regard est teinté d’une certaine distance, voire d’ironie, notamment vis-à-vis de l’enfant riche blasé par l’abondance. Le luxe ne garantit pas le bonheur ou l’amusement.
- L’expression initiale « Je veux donner l’idée d’un divertissement innocent » peut paraître déroutante au regard de ce qui suit. Elle introduit une ambiguïté sur la nature de l’innocence, qui ne se limite pas à la bonté ou à la naïveté.
II. La singularité du « joujou du pauvre »
Le cœur du poème réside dans la révélation du jouet de l’enfant pauvre, qui opère un renversement des valeurs et met en lumière une conception inattendue de l’amusement.
- 1. Un jouet inattendu et déroutant :
- Le « joujou du pauvre » n’est autre qu’un « rat vivant ». Cette révélation est un coup de théâtre qui rompt avec les attentes du lecteur et les conventions sociales. L’animal, souvent associé à l’insalubrité et la peur, devient ici un objet de jeu.
- L’adjectif « vivant » est essentiel. Il s’oppose au jouet « mort » ou inerte de l’enfant riche. Il souligne la vitalité, l’authenticité et la spontanéité du divertissement du pauvre. Les parents du « marmot-paria » ont « tiré le joujou de la vie elle-même », faisant de la nécessité une vertu.
- 2. Le pouvoir de l’imagination et de l’ingéniosité :
- L’enfant pauvre, par sa misère, est contraint à l’ingéniosité. Son joujou n’est pas acheté, mais « trouvé », voire « fabriqué » à partir de la réalité brute. Cela met en valeur la créativité et la capacité à transformer le quotidien.
- Le rat, bien que répugnant pour l’adulte, devient sous le regard de l’enfant un objet de fascination. Cette transformation révèle la puissance de l’imagination enfantine, capable de transfigurer le réel.
- On peut y voir une métaphore de la création artistique baudelairienne : « faire de l’or avec de la boue ». Le poète, à l’image de l’enfant, tire sa matière de la réalité la plus trivial et la transforme en œuvre d’art.
- 3. Une source d’attraction mutuelle :
- Le rat devient un point de convergence entre les deux enfants. L’enfant riche, blasé par ses jouets artificiels, est « saisi d’une convoitise passionnée » face au joujou de l’enfant pauvre, qu’il « examinait avidement, comme un objet rare et inconnu ».
- Ce jouet « vivant » crée un lien instantané et inattendu entre eux, abolissant momentanément les barrières sociales.
III. Une fraternité inattendue, empreinte de cruauté
La chute du poème révèle une dimension plus complexe de l’enfance, où l’innocence côtoie une forme de cruauté primitive et universelle.
- 1. La fascination réciproque et l’abolition des différences :
- Le poème culmine avec l’image des deux enfants qui « se riaient l’un à l’autre fraternellement, avec des dents d’une égale blancheur ». Cette image finale est saisissante et apparemment pleine de douceur.
- L’adverbe « fraternellement » suggère une communion, un dépassement des clivages sociaux. Le jeu commun avec le rat unit les deux enfants au-delà de leurs conditions.
- La mention de leurs « dents d’une égale blancheur » souligne une égalité fondamentale et biologique, au-delà des apparences et des conventions sociales. C’est un retour à une pureté primitive, voire animale.
- 2. L’ambiguïté de l’innocence et la cruauté sous-jacente :
- Cependant, cette « innocence » est ambiguë. Le « divertissement innocent » annoncé au début du poème prend un sens ironique. Le jeu des enfants avec un rat vivant peut être perçu comme cruel.
- Le rat est « enfermé » et « exhibé », objet de leur amusement. La cruauté n’est pas consciente ou malveillante, mais elle est présente dans l’acte même de posséder et de manipuler un être vivant pour son plaisir.
- Le rire « fraternel » peut aussi être interprété comme le rire de complices, unis dans une forme de domination sur l’animal. Il y a une dimension prédatrice dans leur fascination. Baudelaire ne juge pas, il constate cette facette de la nature humaine, notamment dans l’enfance.
- 3. Une leçon sur la nature humaine :
- Le poème, qui s’apparente à un apologue, invite à une réflexion sur la nature profonde de l’être humain, au-delà des distinctions sociales. Il suggère que la cruauté ou du moins une forme de fascination pour la domination, peut être inhérente à l’homme, indépendamment de son milieu.
- La véritable richesse n’est pas matérielle, mais réside dans la capacité à trouver l’émerveillement et le jeu dans les choses les plus simples, même si cette simplicité peut être perçue comme « sauvage » ou « cruelle » par l’adulte civilisé.
Conclusion
« Le joujou du pauvre » de Charles Baudelaire est bien plus qu’une simple vignette sociale. À travers la confrontation entre l’enfant riche et l’enfant pauvre, le poète met en lumière les contrastes saisissants de la société, tout en les dépassant par la singularité du « joujou » et l’échange inattendu entre les deux protagonistes. Le rat, animal répugnant et symbole de misère, devient le catalyseur d’une fraternité éphémère, unissant les enfants dans un rire partagé. Cependant, cette union est teintée d’une ambiguïté troublante, révélant une facette moins idyllique de l’innocence enfantine, celle d’une cruauté inconsciente et d’une fascination primitive.
Ce poème en prose, par son réalisme poignant et son symbolisme riche, invite le lecteur à méditer sur la nature complexe de l’homme, où les barrières sociales peuvent être abolies par l’émerveillement et l’imagination, mais où subsistent également des instincts plus sombres. Baudelaire ne porte pas de jugement moralisateur, mais observe avec une lucidité mélancolique la dualité de l’être, capable de beauté et de cruauté, de rêve et de réalité brute.